vendredi 7 mai 2010

Pierre et la Mort I

Pierre était, comme très souvent, pressée. Elle n’était pas sujette au surmenage, son emploi d’aide à domicile n’était pas très contraignant, quoiqu’un peu ingrat. Elle ne travaillait pas tant que ça, d’ailleurs, elle avait peu de besoins et ses loisirs, qui consistaient essentiellement en des jeux vidéo en ligne, ne risquaient pas de la ruiner. Et puis, ses parents étaient toujours prêts à la soutenir les jours de vache maigre ; c’était de braves gens qui aimaient leur fille, et s’ils s’attristaient de ne la voir cultiver d’autre ambition que les objectifs ponctuels de ses jeux et de ne fréquenter d’autres personnes que les figures bigarrée et stylisées qu’elle rencontrait dans ses univers virtuels, ils n’avaient guère le cœur à lui tenir tête, car après tout « elle n’a que vingt-sept ans ». Si Pierre, donc était si régulièrement pressée, c’est tout simplement parce qu’elle ne voyait jamais le temps passer lorsqu’elle jouait et qu’elle finissait généralement en retard, ce qui la conduisait souvent à devoir courir. Pierre détestait courir et comme toujours lorsque sa vie lui était pénible, elle songea au monde romantique dans lequel, au moins, elle était quelqu’un. Dans ce monde elle était forte, belle, fière, riche, bien entourée. Dans ce monde elle vivait, lui semblait-il, elle existait pleinement, et elle enrageait d’être forcée de subsister de plain-pied dans cette réalité terne et nauséabonde pour pouvoir y accéder. Le feu venait de passer au vert. Hors de question qu’elle attendit. Elle courut. Un deux-roues pressé accéléra de toute ses forces et, comme tous les deux roues, roula en direction du piéton au milieu de la route. Il frôla Pierre qui, ne l’ayant pas vu arriver, fut désorientée et un peu paniquée. Pierre se sentait en danger et réagit maladroitement. Elle lança sa jambe gauche trop vite alors qu’elle était déséquilibré justement de ce coté, elle bascula alors de plus belle, dépourvue d’appui et, dans sa tentative instinctive mais piteuse de se rétablir sur la mauvaise jambe, tomba pour de bon sans avoir hélas le réflexe primaire mais salutaire de lâcher ses deux sacs qu’elle portait de chaque coté pour libérer ses mains et protéger son visage du contact imminent avec la chaussée. Ses pensées étaient si brusquées et accélérées qu’elles lui paraissaient suraigües, elle vit le rebord du trottoir se précipiter vers elle comme une mauvaise blague et se sentit un peu écœurée, tout à coup. Puis elle eut mal, un douleur qu’elle n’imaginait pas possible, qui lacérait sauvagement le dernier écho de ses rêveries vidéo ludique, il lui sembla alors que cette seule impression de souvenir d’idée de pensée qui se déchirait représentait tout son être, et c’est bien ainsi que tout finirait. Ce fut une angoisse vive et perçante qui demeura étrangement persistante lorsque tout le reste avait déjà disparu : sa peur de mourir fut la toute dernière part d’elle-même à subsister, un fragment d’instant, et Pierre n’eut pas même la chance de savourer l’ironie dérisoire de ce constat. Elle mourut.

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