lundi 17 mai 2010

Pierre et la Mort III

L’œuf au plat de Pierre avait pourtant eu précisément le même goût qu’à l’accoutumée, ce matin-là. Comment pouvait le goût de ces si familiers résidus de poules mal baisées être la dernière sensation agréable de la vie sensible de Pierre ? Enfin, Pierre n’était pas mort, pas encore ; son corps s’était effondré sans crier « garde ! » quelque part entre les toilettes et la porte d’entrée ou de sortie. Les œufs étaient frais, pourtant. Qu’est-ce qui lui avait pris, saloperie ? Pierre était toujours bel et bien conscient. Il n’avait rien à se reprocher, nom d’une putain, quoi, mais quoi ? Cela lui rappelait les fois où sa voiture tombait en panne sans raison apparente. Un instant elle tournait comme un lapin à une patte, l’instant suivant elle laissait tout tomber. Le niveau d’huile est correct, l’essence idem. Un truc a lâché, elle s’est éteinte. Le corps de Pierre s’était éteint. C’était une panne générale, sans savoir comment, il le sentait. Il sentait donc qu’il n’avait plus beaucoup de temps. Il sentait son cœur agoniser. Depuis qu’il était tombé en panne, il n’entendait plus que lui, résonnant comme une percussion folklorique dans un décors urbain désert. Après s’être fait de plus en plus erratiques, comme une connerie de chef-d’œuvre progressif déconstruit, ses battements disparurent. Pierre s’attendait à l’assourdissement d’un authentique silence inédit, il fut déçu. Dévoilé par la lourde pulsation infrasonique, son système nerveux laissa doucement résonner sa voix sifflante et grésillant, portant la musique à des sommets conceptuels à la noix. Pierre était de méchante humeur à présent.
« Mon cerveau fonctionne encore non ? Je pense donc je fonctionne, c’est pas ce que disait Platon ? Ou Nitse ? Nietche ? Nitz... Je ne sais plus. J’ai oublié. Est-ce parce que mon esprit s’éteint, ou parce que le lycée est un peu loin ? Comment cela sera-t-il ? Vais-je disparaître peu à peu, perdre du moi, m’y accrocher désespérément et voir les fragments brûler entre mes doigts ? Ou bien cela sera-t-il instantané ? J’ai l’impression que je le sens... Je n’entends déjà plus mon cerveau fonctionner. Ce n’est pas le silence que j’attendait, juste une absence de ce que peut-être un son, comme si j’avais déjà oublié ce que c’est « entendre ». J’ai l’impression que je le sens... J’ai l’impression que je sens que je meurs. Que je meurs. Oui. ça vient. Je suis digne. Je meurs.
« Je suis mort
...
...
...
...
...
...
...
...
...
... « non, attends. Quoi ? Je suis mort. Mais non. Ou bien si ? Peut-on mourir et le constater ? Ca me revient maintenant. Nietzche. « Je pense donc je suis ». Non, Descartes. Je pense? Il semblerait. Alors je suis ? Alors j’existe – encore ? Est-ce que je vis après la mort ? Est-ce que je subsiste ? Est-ce qu’il reste quelque chose de moi ? Il y aurait une réalité au delà de la matière. Je fais partie de cette réalité. Je suis pur esprit. Je suis libéré. Ce n’est plus qu’une question de temps pour que ma conscience se transcende et s’étende au delà des limites désormais révolues d’un corps faillible. Mais alors je serai infini. Peut-être suis-je l’élu. Peut-être suis-je Dieu. Ou bien... Ou bien je ne suis pas encore mort, mais ça ne saurait tarder. Je gâche mes derniers instants à rêver d’eschatologie dérisoire, et bientôt le néant. Faites que cela soit la première solution. L’existence après la mort. L’Existence après la mort. Faites que cela soit la première solution. Qui prie-je ? S’il n’y a rien, il n’y a personne à prier. S’il y a quelque chose, pourquoi prier ? Qu’espère-je ? Que cela soit ainsi. Faites que cela soit ainsi. Faites que cela soit la première solution. Faites que cela

1 commentaire:

  1. oh c'est génial le "résidus de poules mal baisées"
    c'est pourtant évident.

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